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Vivre au rythme du sport.

24 Mar

Vous voulez connaître le vrai Pierre ?

Publié par Brun Jérémie

Pierre Gasly s'est livré dans un témoignage émouvant. AFP

Dans un émouvant article pour The Players' Tribune, le pilote français de Formule 1 s'est livré sur l'événement qui a marqué sa jeune carrière, la disparition de son ami Anthoine Hubert. En voici la traduction complète.

 

Il y a ce que vous avez entendu, ce que vous avez lu  ce que vous pensez connaître.

 

Et puis il y a la vérité.

 

La réelle et indéniable vérité.

 

Et promis, je ne dirai que la vérité dans cette tribune.

 

Il y a de nombreuses choses que j'aimerais dire depuis un moment. Et nous y viendrons. Mais pour que vous me connaissiez, pour vraiment comprendre qui je suis, nous devons parler du jour où ma vie a basculé pour toujours — le jour où mon ancienne vie s'est arrêtée, et une nouvelle a commencé.

 

31 août 2019.

 

C'était le samedi du Grand Prix de Belgique. Jour de qualifs. De vitesse. De kiff. Spa était mon circuit favori au monde. C'est un circuit magnifique, vraiment. Parfait, c'est comme cela que je le décrirais. Lors des week-ends de course, mon agenda est bien chargé — chaque minute est comptée, donc Jenny, mon assistante aux relations publiques, fait en sorte que je fasse tout en temps et en heure. Ce jour-là, juste après les qualifs, j'étais avec des fans, et j'avais cinq minutes pour retourner dans le garage Toro Rosso et assister au debrief de l'équipe.

 

J'essaye toujours de prendre le temps de regarder le départ des courses de Formule 2 les dimanches. J'adore quand les feux s'éteignent. Et je garde toujours un œil sur un de mes meilleurs amis, Anthoine Hubert.

 

Donc ce jour-là, pendant que Jenny et moi étions en train de marcher vers le garage, je lui ai demandé si nous pouvions attendre quelques minutes pour regarder les deux premiers tours de la course de F2. Nous étions juste en-dessous d'un écran de télévision, tête levée, pour voir les voitures démarrer à toute vitesse. Lors du second tour, quand la caméra s'est attardée sur un tas de débris, il n'y avait aucun doute qu'un gros accident venait d'avoir lieu en haut de Eau Rouge. J'ai tout de suite su que c'était grave. Je l'ai su. Il y avait des morceaux de voitures partout, et je savais qu'à cet endroit du circuit, les voitures allaient à plus de 250 km/h. S'il y a un problème à cette vitesse, c'est un drame. C'était très compliqué de dire qui était impliqué dans l'accident, et Jenny et moi devions aller au debrief avant d'en savoir plus. 

 

Alors que nous marchions, j'ai vu le drapeau rouge brandi sur le circuit pour signaler la fin de la course. Je me rappelle avoir pensé cela, vous savez, que peut-être quelqu'un venait d'être gravement blessé et pourrait être forfait pour le reste de l'année. Dans mon cœur, pourtant, je sentais que quelque chose de très grave s'était produit  mon corps le savait.

 

J'ai donc demandé à notre manager de me tenir au courant dès qu'il entendait parler des potentiels impliqués dans l'accident. Quand le debrief a commencé, j'ai essayé de me concentrer sur les passages de vitesse, les points de freinage et la stratégie, mais mon cerveau  ne pouvait enregistrer la moindre information. J'étais ailleurs. C'est à ce moment-là que notre manager nous a interrompus.

 

"Il semblerait qu'Hubert et Correa soient impliqués dans l'accident. Nous ne savons rien de plus pour le moment."

 

Hubert ?

 

Non.

 

Non.

 

Anthoine Hubert était l'une des étoiles montantes du sport automobile. AFP

 

Il était le gamin au casque orange. Il était le garçon le plus rapide en France. Lorsque j'ai commencé le karting en 2005, Anthoine Hubert était la star. Il avait seulement huit ans (même pas un an de moins que moi), mais il avait déjà ce que tous les petits en kart cherchaient: la vitesse. A chaque fois que je voyais ce casque orange prendre la piste, je savais que cela allait être une course compliquée. Il a gagné la coupe nationale cette année, mais ce n'est qu'après quelques années, lorsqu'il a eu 13 ans, que j'ai commencé à  bien connaître Anthoine.

 

En 2009, la Fédération française du sport automobile a lancé un programme scolaire au Mans pour les enfants qui rataient des mois de cours parce qu'ils faisaient du karting au haut niveau. Nous devions vivre sur le campus, c'était donc un grand changement pour un gamin de partir de chez soi pour poursuivre son rêve. Toute ma vie, j'ai voulu être pilote de Formule 1. J'ai été témoin de la domination de Michael Schumacher et sa Ferrari au début des années 2000 et j'ai tout de suite su que c'était ce que je voulais faire. Et je suis de ceux qui se jettent corps et âme. C'est quelque chose que vous devez savoir sur moi. Je m'investis à 100% ou je ne fais rien.

 

Donc à 13 ans, je savais  que je devais partir de chez moi, à Rouen, si je voulais vraiment avoir la vie dont je rêvais.

 

Seulement deux autres garçons dans toute la France ressentaient la même chose.

 

Et l'un d'entre eux était le gamin au casque orange.

 

Anthoine était un enfant sérieux. Il était très intelligent et passait beaucoup de temps à étudier, ce qui l'a éloigné de bien des ennuis. Il était exigent avec lui-même, même plus jeune, et j'ai beaucoup appris de lui sur l'autodiscipline. Après avoir partagé les bancs d'écoles pendant plusieurs années, nous passions une grande partie de notre temps ensemble. Nous nous tirions chacun vers le haut.

 

Je me souviens d'un jour à la salle, l'un regardait l'autre et disait, "T'es fatigué" ?

 

"Non. Et toi ?"

 

"Non."

 

Nous étions tous les deux totalement fatigués. Crevés. Mais nous nous nourrissions de l'énergie de l'autre. Nous étions comme cela.

 

L'école était dans un vieux et sombre château. L'hiver, nous n'avions pas d'eau chaude. Je me souviens qu'Anthoine et moi discutions beaucoup avec les autres mecs pour savoir qui allait à la douche en premier le matin, parce que nous devions tous partager la salle de bain. Les autres élèves étaient des enfants normaux, et nous demandaient toujours pourquoi nous étions ici et où nous allions tous les week-ends.

 

Anthoine et moi répétions toujours la même chose.

 

"Je serai en Formule 1 un jour".

 

Et tout le monde levaient les yeux au ciel.

 

Même lorsque nous étions en karting — même lorsque nous étions dans un endroit où TOUT LE MONDE aimait la course, avait ce rêve — personne ne croyait en nous. Il y avait comme une acceptation de l'échec pour les jeunes français. Et on aurait dit que tout le monde autour de nous devait constamment nous rappeler que nous n'allions pas y arriver.

 

"Il y a 20 baquets en F1, pourquoi y arriveriez-vous tous les deux ?"

 

"Vous n'avez pas le talent nécessaire."

 

"Vous n'avez aucune chance."

 

Rétrospectivement, nous pouvions penser que les gens voulaient presque nous voir échouer.

 

Leurs doutes et notre foi nous ont liés. Nous savions parfaitement les sacrifices que nous devrions faire, nous et notre famille, pour arriver là où nous étions.

 

Si je suis complètement honnête, je pense qu'au fond, Anthoine et moi pensions que nous n'y arriverions pas. Les chances n'étaient pas vraiment de notre côté. Nous avions du talent, de la passion — mais nous n'avions pas un énorme soutien financier ou une quelconque aide qui vous permet souvent d'obtenir un baquet. Mais notre rêve a dessiné notre amitié. Et notre amitié nous a aidés à nous améliorer l'un et l'autre.

 

Je me disais, ok, peut-être qu'aucun des deux n'y arrivera. Mais au moins on pousse tous les jours, on essaye.

 

J'ai donc dû grandir tous les jours avec le gamin le plus rapide de France.

 

Et au fil du temps, il est passé de l'enfant sérieux dans le casque orange, à mon ami à devenir mon frère.

 

Assis à ce debrief à Spa, je n'avais que mon ami en tête.

 

Je commençais à trembler. Je ne sentais plus mes mains. Je n'entendais plus rien autour de moi. J'avais du mal à respirer, et mes mains étaient tellement moites que j'avais du mal à prendre mon téléphone pour avoir des nouvelles sur les réseaux sociaux.

 

Dès que le debrief s'est terminé, je suis redescendu en courant pour retrouver mes parents et ma copine car je savais qu'ils auraient plus d'informations. Je me rappelle descendre les escaliers et les voir en sanglots. Ils étaient anéantis. Et j'ai tout de suite compris. J'ai compris que mon ami était parti.

 

Je n'étais pas préparé à ça. Honnêtement, j'ai essayé de me dire qu'Anthoine était peut-être dans le coma ou quelque chose comme ça. Mais la mort ? La Mort ? Je n'ai jamais cru que c'était possible. Vous savez, lorsque Jules Bianchi a été tué dans un accident en 2015... c'était la première fois depuis bien longtemps qu'un pilote de notre génération, à tous les niveaux, perdait la vie. C'était fréquent il y a 40 ou 50 ans, mais de nos jours ? Non. Non.

 

J'étais totalement anéanti. J'ai pleuré toutes les larmes de mon corps. Je n'ai jamais ressenti pire sentiment dans ma vie. Jamais.

 

Cette nuit, lorsque j'ai fermé les yeux, j'ai pensé à mon ami.

 

Il calculait tout. Il n'a jamais pris de risques démesurés. Comment cela a pu lui arriver ? Pourquoi ? Il n'était pas censé partir. Il avait tellement à faire. Il était sur la bonne voie. Il croyait vraiment qu'il allait être en  F1 un jour. Les gens ont douté de moi, et je savais — je sais — ô combien il a travaillé dur. Je l'ai vu toute ma vie. Je savais que si j'y étais arrivé, alors il pouvait lui aussi le faire. Il était sur la bonne voie.

Un mois avant la course à Spa, juste avant la trêve estivale, nous étions à Budapest pour le Grand Prix de Hongrie. Le dimanche, nous étions allés au restaurant et avions passé une superbe soirée en ville. Anthoine et moi avions passé la soirée à parler. C'était une soirée normale, vous savez ? Comme nous pensions en vivre des milliers d'autres avec nos amis. Et aujourd'hui, je ferais n'importe quoi pour avoir quelques heures de plus avec Anthoine.

 

Quand je l'ai quitté cette nuit à Budapest, nous nous étions souhaités de bonnes vacances et avions prévu de nous voir après la course du dimanche à Spa.

 

Bien sûr, je ne savais pas que c'était notre dernier dîner ensemble. Mais je ne savais pas que j'allais encore avoir besoin de lui quelques jours plus tard.

 

J'ai commencé la saison 2019 avec Red Bull. Je suis entré en F1 avec Toro Rosso en 2017, mais Red Bull était ma première opportunité de piloter pour un top team et prouver à tout le monde que je pouvais faire de belles choses dans l'une des meilleures voitures du monde. Et d'une certaine façon, j'y ai pensé. Si je pouvais le faire, j'enverrais un message à tous ceux qui ont douté de moi et d'Anthoine à l'époque. Son succès était très important pour moi, et je sais que le mien était important pour lui.

 

Après une très bonne année chez Toro Rosso en 2018, j'ai reçu un appel d'Helmut Marko pour me dire qu'il me voulait chez Red Bull. Ils avaient gagné tant de championnats, et Sebastian Vettel a été une telle inspiration pour moi — je savais que je voulais piloter comme lui un jour. Je réalisais un rêve, et j'avais tellement hâte. J'aurais aimé vous dire que c'était exactement comme je l'avais imaginé — comme je l'avais voulu. Mais non. Cela n'a pas été le cas.

 

Dès que j'ai fait ma première erreur dans la voiture, j'ai senti que les gens commençait à m'allumer. J'ai eu un accident lors des essais hivernaux, et à partir de ce moment-là, la saison n'a jamais vraiment démarré pour moi. J'ai ensuite eu deux premières courses compliquées avec Red Bull et les médias ne m'ont pas épargné. La moindre chose que je disais dans la presse était tournée en excuse, et personne ne m'a réellement soutenu. La voiture n'était pas parfaite, et je faisais de mon mieux pour essayer de m'améliorer et apprendre chaque semaine, mais bon… Voilà ce que je dirais de tout cela : c'était un moment compliqué pour moi à Red Bull parce que je ne me sentais pas soutenu et traité comme d'autres l'ont été par le passé. Et ça… c'est quelque chose que je n'accepte pas. Je travaillais dur tous les jours pour essayer d'obtenir des résultats pour l'équipe, mais on ne me donnait pas tous les outils dont j'avais besoin pour réussir. J'ai essayé d'offrir des solutions, mais ma voix n'était pas entendu, ou les changements n'apparaissaient qu'après plusieurs semaines.

 

Quelle que soit la raison, je n'aurais pas pu garder ce baquet — cela n'aurait jamais fonctionné.

 

Je ne suis pas le genre de personnes qui créent des polémiques dans les médias, parce que je suis vraiment reconnaissant envers Red Bull pour l'opportunité et pour tout ce qu'ils ont fait pour moi dans ma carrière. Je le suis vraiment. Mais je dois dire ma vérité.

 

Donc voilà, c'est la vérité.

 

Après Budapest, après avoir dit au revoir à Anthoine, je suis parti en vacances. Mais avant de partir, j'ai appelé notre directeur d'équipe, Christian Horner, simplement pour lui demander ce que je pouvais faire lors des week-ends de course pour m'améliorer, et pour voir s'il pouvait voir de plus près ce qui se passait de mon côté du garage pour voir ce qui pourrait être fait. Christian m'a dit qu'il ferait tout ce qu'il pouvait. Et voilà, c'est tout.

 

Je voulais m'améliorer, je voulais travailler.

 

Mais Helmut Marko m'a appelé pendant mes vacances en Espagne et m'a dit, "Nous allons te rétrograder chez Toro Rosso et mettre Alex Albon à ta place. Cela ne signifie pas que c'est la fin de l'histoire avec nous. Mais avec tout ce bruit médiatique, nous pensons que c'est la meilleure chose à faire."

 

C'est comme ça que ça fonctionne. C'est la F1.

 

J'étais triste. Je ne peux pas le cacher. J'étais anéanti. Je veux être champion du monde. Qui sait quand j'aurai la chance de retrouver une aussi bonne voiture ? C'est vraiment très très dur de faire un pas en arrière dans ce sport.

 

Lorsque l'information a été officialisée quelques jours plus tard, j'ai reçu un message d'Anthoine.

 

"Prouve-leur qu'ils se trompent. Sois fort, mon frère. Tu vas leur montrer que tu mérites ton baquet dans un top team et prouve-leur qu'ils se sont trompés."

 

Et ma tristesse s'est transformée en passion, cette passion de piloter.

 

Je savais qu'il restait neuf courses au calendrier.

 

Neuf opportunités de leur montrer qu'ils avaient pris la mauvaise décision.

 

Neuf opportunités de leur montrer qu'ils s'étaient trompés. 

 

A Spa en 2019 avec Toro Rosso, j'ai eu la sensation de commencer un nouveau chapitre, pour la première fois de ma vie. J'ai toujours cru que ma trajectoire n'allait être qu'ascendante jusqu'à finalement devenir champion du monde. Mais être rétrogradé en milieu de grille chez Toro Rosso — j'ai eu le sentiment de redevenir le vieux Pierre. Je devais trouver une nouvelle version de moi-même, plus mature, si je voulais prouver quelque chose dans ce sport.

 

Mais après ce qui s'est passé le samedi, mon monde s'est renversé. J'ai perdu mon ami, mon frère. J'ai perdu une des rares personnes — il doit en avoir deux ou trois autres — qui comprend vraiment ce que c'est que de vivre cette vie. Anthoine et moi avions tellement traversé de choses ensemble. Nous avions emprunté le même chemin, partagé le même parcours. Et lorsqu'il nous a quittés, une partie de moi et aussi partie.

 

Le lendemain, l'atmosphère autour du circuit était tout simplement insoutenable. Anthoine avait touché de nombreuses personnes, et c'est comme si un nuage noir planait au-dessus de la tête de chaque personne  dans le paddock. Tout semblait éteint. Nous avons observé une minute de silence avec la course et quelques membres de la famille d'Anthoine étaient présents. Vous savez, cela a remis les choses en perspective pour moi, en quelque sorte. Comme pour dire, Cette course aujourd'hui ? Ça ne fait pas tout. Juste une partie de nos vies, mais ça ne fait pas tout.

 

Mais je savais aussi qu'Anthoine regardait, et je savais qu'il m'aurait dit de rester concentrer et de tout donner.

 

Donc quand je suis monté dans la voiture, j'ai pensé à lui une dernière fois. J'ai fermé les yeux, pris une grande respiration, et baissé ma visière. Après cela, c'est parti — je suis dans mon monde.

 

Pour l'année d'après, j'ai tout fait comme si ma visière était baissée.

 

J'ai attaqué comme si j'étais de retour dans ce sombre et humide château. 

 

J'ai poursuivi mon rêve.

 

Et un an plus tard, en 2020, je suis revenu en Belgique pour le Grand Prix.

 

Comme je l'ai dit, Spa était un de mes endroits préférés au monde. J'étais toujours heureux de venir piloter ici, et j'avais tellement hâte de rouler sur la piste. Mais cette semaine-là... je ne pensais qu'à Anthoine. Rien d'autre. C'était tellement triste.

 

Avant ce week-end, je suis monté à Eau Rouge, là où s'est produit l'accident. C'est l'un des plus beaux endroits du sport automobile. Vous regardez en bas de la colline et vous pouvez voir le paddock et le premier virage, les tribunes et les différentes fans zones. Et si vous vous retournez, vous voyez la ligne droite de Kemmel qui vous emmène dans les Ardennes. C'est vraiment particulier. Je suis donc monté là-bas avec des fleurs. Je les ai déposées avant de faire une prière pour mon ami, puis je suis parti.

 

Pierre Gasly, sur le lieu de l'accident d'Anthoine Hubert à Spa en août 2020. RedBull
 

J'aurais aimé dire que cela m'a apporté de la paix. Mais il n'y a pas de paix quand un tel drame survient.

 

Mais je l'ai senti avec moi ce jour-là. Et j'ai aussi senti — pour la première fois depuis l'accident — que je pouvais relever ma visière et voir de nouveau. Vraiment, recouvrer la vue. J'ai trouvé une partie de moi ce jour-là. Et je l'ai emmenée avec moi à Monza la course suivante.

 

Je venais de déménager à Milan quelques mois plus tôt, et à l'occasion du Grand Prix d'Italie, c'était la première fois de ma carrière que je dormais chez moi la veille d'une course. Dimanche matin, avant de me rendre au circuit, j'étais assis dans la cuisine, café à la main. Je pensais à Anthoine, à la personne que j'étais devenu. Et je me disais, P*****, gars, ma vie est plutôt cool.

 

A ce moment, je me suis senti reconnaissant, vous savez ? Je l'ai fait — nous l'avons fait. J'étais un pilote de Formule 1. J'étais un p***** de pilote de Formule 1. Et dans cinq heures, j'allais prendre part au Grand Prix d'Italie.

 

J'ai commencé la course à la dixième place. C'était un jour où il y avait des opportunités, beaucoup de voitures avaient des problèmes. Notre voiture AlphaTauri Honda semblait bien fonctionner, et nous continuions d'avancer quand les autres rencontraient des problèmes autour de nous nous continuions de pousser. Au 29ème tour, j'ai pris la première place lorsque Lewis est rentré au stand pour purger sa pénalité de stop-and-go. Et pour la première fois depuis trois ans, je n'étais derrière personne. Je menais la course. J'ai passé toute ma carrière de F1 à me battre contre les autres — poursuivre sans relâche la voiture et le pilote devant moi. Mais là, j'étais tout seul. C'était moi, la voiture et la piste. Je bouclais chaque tour comme si c'était mon dernier. Et je le pense.

 

Ce jour-là à Monza, quelqu'un veillait sur moi.

 

Je n'arrêtais pas de me dire, Aujourd'hui, c'est MON jour. Il n'y a aucune chance que je laisse ce moment passer. Aucune chance.

 

Et ça a été mon jour.

 

Notre jour.

 

Il a fallu tellement de choses pour gagner une course en F1. Et lorsque j'ai franchi la ligne d'arrivée, j'ai pensé à mon équipe, ma famille j'étais si reconnaissant du travail et des sacrifices qu'ils avaient fait. Je savais que j'étais celui qui avait physiquement passé la ligne, mais ils étaient tous derrière moi. Ce tour de décélération… j'aimerais le vivre des millions de fois. C'est la meilleure sensation. La meilleure.

 

Il n'y avait pas de public, bien sûr — aucun des célèbres tifosi italiens n'envahissaient le circuit — à cause de la pandémie, mais le podium a quand même été incroyable.

 

Monter sur la plus haute marche — c'est pour ce moment-là que l'on fait tout ça non ?

 

Lorsque j'ai entendu l'hymne français, j'ai essayé de profiter de chaque instant. En me disant qu'une première victoire n'arrivait qu'une fois.

 

Pierre Gasly, sur le podium à Monza après sa première victoire en F1. AFP

Et lorsque la cérémonie s'est terminée, je ne pouvais pas partir. C'est comme si j'étais attaché au podium. D'une certaine façon, sans aucun public, ce n'était pas vraiment un problème. J'ai parcouru ce chemin tout seul pour en arriver-là. En étant sur la plus haute marche, tout seul, j'ai pensé à tous les mécaniciens, les ingénieurs, tous les hommes et toutes les femmes d'AlphaTauri qui travaillent en coulisses pour rendre ce moment possible.

Et j'ai pensé au gamin au casque orange.

 

 

Je l'ai senti avec moi là-haut, je savais qu'il me regardait.

 

Ses rêves étaient les miens. Mes rêves étaient les siens. Et ce moment était notre moment.

 

Anthoine m'a appris tellement de choses. Il n'y a pas une course qui passe sans que je pense à lui. J'aurais aimé plus que tout au monde qu'il soit sur la grille cette saison. Mais son décès m'a forcé à voir la vie d'une autre perspective. Sur le podium en Italie, je n'ai rien pris pour acquis. J'ai célébré ce moment comme si c'était le dernier — parce que c'est comme cela que nous devrions tous vivre nos vies.

 

Notre travail est fantastique, sans aucun doute. Mais relevez votre visière de temps en temps et regardez autour de vous. Profitez de ce que vous avez. Chérissez vos proches et l'amour qui vous entoure.

 

Je suis tellement chanceux d'être ici, de faire ce que je fais. 

 

Je suis tellement chanceux d'avoir rencontré Anthoine Hubert.

 

Je porterai ses rêves, ses ambitions, avec moi partout où j'irai.

 

Je t'aime, mon pote.

 

—Pierre

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